
Sanglés de leurs tabliers de cuir fauve, muscles à l’air libre et rivières de sueur au front, les forgerons frappent à coups redoublés. Quand on est devant le four, le fer rougi n’attend pas, tout est compté. Le forgeron sort le fer incandescent, assure sa prise avec la pince et quelques rebonds à vide sur l’enclume, puis assène le premier coup. En face, le frappeur enregistre l’ordre. Il lève la masse. Ainsi commence la partition entre le marteau et la masse, aplatissant, arrondissant, courbant le fer jusqu’à lui donner la forme voulue. On ne peut parler pendant le travail à cause du bruit et les mots ne seraient pas assez précis. Le rythme imprimé par le marteau est un ordre au frappeur : plus fort, continue, arrête... D’autre part, ce tempo régulier permet d’éviter qu’on se ramasse le marteau d’en face dans la figure. C’est un véritable concert qui s’installe. La musique des marteaux sur le fer et sur l’enclume est si claire dans la fumée du charbon et le grésillement âcre des sabots brûlés qu’elle s’oublie au fil des heures de travail. La forge des Ahitos, qui est l’une des premières de la Kabylie et même d’Algérie, a vu passer plusieurs générations de forgerons et d’apprentis. Dans le village, le métier se transmet de père en fils. Au demeurant, cela ne diminue pas le prestige des forgerons d’Ihitoussène. On sait faire la différence entre le bon produit et le moins bon. On est avide de perfectionnement. Pour cela “la main des Ahitos est inégalée, et il n’existe aucun artisan qui peut rivaliser d’adresse avec ces dompteurs de fer”, ne cesse-t-on de répéter. Sur un autre plan, celui-ci héroïque, les forgerons d’Ihitoussène ont marqué de leur empreinte les insurrections d’abord de la Lalla Fatma n’Soumer et ensuite celle d’El-Mokrani en 1871, en fournissant des armes qu’ils fabriquaient eux-mêmes, mais aussi des hommes, dont plus d’une quarantaine sont tombés au champ d’honneur, notamment durant la bataille des Icheridène. Il furent enterrés tous, en ce temps-là, dans le vieux cimetière d’Anar au village. que tous ces hommes, morts pour leurs pays, reposent en paix et que leur métier puisse encore se perpétuer ! il y va du prestige et de la gloire du village. Pour cela, une association culturelle dénommée Sevâa Zvari (les sept enclumes) Ihitoussène a été créée pour restaurer et perpétuer ce métier, considéré comme la racine du village. Le journal de l’association, Tiftilt, et qui s’est arrêté au 2e numéro, permettait de véhiculer toutes les informations à la fois sur la forge et sur le village. Ce métier traditionnel, bien sûr, continuera toujours à exister aussi longtemps qu’existera l’agriculture. On ne pourra jamais se passer du forgeron pour arranger sa faucille, aiguiser ses couteaux, ses haches, ses pioches et même ses socs de charrue pour les labours traditionnels (animaux de trait) qui existent encore sur nos montagnes inaccessibles aux tracteurs.
Par C. Nath Oukaci, Liberté
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